Fortuné eut un sommeil agité cette nuit-là. Il n’avait cessé de penser aux doutes qu’Héloïse avait semés dans son esprit : pourquoi Théo paraissait-il maintenant si indifférent au sort d’une femme qu’il avait défendue quelques jours plus tôt ? S’il voulait écarter ses amis de cette histoire, il s’y prenait maladroitement. Cette perspective était insupportable pour Fortuné, qui aimait Théo comme s’il était son quatrième frère.
Si ce qu’imaginait Héloïse était vrai, cela signifiait probablement que la disparition de Poisneuf (et peut-être celle de cette Raphaëlle) n’était pas un accident, mais une histoire aux ressorts qui remontaient au 19 février ou même avant.

Théo et le commissaire avaient-ils voulu clore l’affaire en présentant un cadavre défiguré comme étant celui de Poisneuf ?
Mais cela n’expliquait pas pourquoi Théo et la femme de La Grande Licorne avaient été interrogés.
Et si la police était mêlée à la disparition de cet homme, quelle en était la raison ? Poisneuf était-il mort, enfui, enfermé quelque part ? Quel rôle Théodore jouait-il ? Appartenait-il maintenant à la police ? C’était bien l’offre que le préfet Gisquet lui avait faite en juillet, mais Théo l’avait refusée avec vigueur.

Après une journée bien remplie au Bureau Veritas, Fortuné se rendit à la salle de chausson(1) de Charles Lecour rue du Faubourg-Montmartre, à l’angle du boulevard. Il avait besoin de dépenser de l’énergie. Il devait ensuite retrouver Héloïse, François et Champoiseau non loin, au restaurant Frascati.
Le ciel était gris et la température fraîche. Cela n’améliorait pas son état d’esprit.
Pour la première fois, il prenait conscience qu’une amitié qui lui paraissait inébranlable ne l’était peut-être pas. Pouvait-elle s’éteindre ? Était-il possible que Théodore change à ce point qu’il relègue ses amis au second plan ? Vivait-il un drame intérieur qui l’emmurait dans le silence ? Depuis fin juillet et ce que Théo considérait comme une trahison sentimentale de la part de Corinne Prévost, il n’était plus le même.
En tout cas, Fortuné se sentait incapable de continuer à faire confiance à quelqu’un qui lui mentait… à moins qu’il n’existe une bonne raison pour cela. Mais, si cette raison existait, Théodore devait la lui fournir sans attendre.

Dès qu’il eut franchi le seuil de la salle de Charles Lecour, Fortuné oublia ses sombres pensées. Le sang froid, le calcul et la réflexion qu’exigeait l’entraînement chassaient toute autre préoccupation.
Fortuné redoutait la violence, et la canne était un moyen pour lui de l’apprivoiser, de la canaliser, peut-être un jour de la contrôler. Il s’agissait bien ici non pas de s’entraîner à la violence, mais de la pratiquer de la manière la plus froide possible, d’apprendre à maîtriser ses instincts et réflexes autant que faire se peut, mais aussi à instaurer le juste rapport de force qui saurait calmer un adversaire le moment venu. C’est la transformation profonde que la violence provoque chez une personne que Fortuné craignait énormément, qu’il s’agisse d’un ressentiment puissant et rentré depuis des années qui éclate un jour face à une situation particulière, ou de l’explosion soudaine d’énergie qui déborde la victime d’une agression subite. Pour Fortuné, le mot courage ne voulait pas dire grand chose. À ses yeux, être courageux signifiait soit être plus fort (et a priori plus bête) que les autres, soit réussir, par une pratique entretenue régulièrement, à dompter sa peur en connaissant ses points de faiblesse et ceux de son adversaire. C’était là son objectif.
La gigantesque tuerie à laquelle il avait assisté en juillet l’avait-elle rassuré sur ses capacités à faire face à la violence et à la mort ? Il était resté de marbre et l’esprit posé et réfléchi face aux cadavres et aux membres déchiquetés, mais en vérité il n’en savait rien. Peut-être son comportement avait-il bénéficié du fait que ni lui, ni personne à qui il tenait n’avait été tué ou blessé. Peut-être s’était-il trouvé dans un état de saisissement et d’impuissance dont il n’avait pas eu conscience sur le moment, son esprit l’ayant alors poussé à quitter le lieu du drame.
Ici, chez Lecour, régnait l’art de la canne, du bâton et de la savate, l’arme des souteneurs et des voleurs à laquelle les frères Lecour redonnaient de la noblesse en en faisant un sport de gentlemen, à pratiquer dans des règles strictes et avec des chausses, puisqu’il s’agissait de vaincre l’adversaire par un jeu habile des jambes et des pieds.
Fortuné changea de tenue dans le vestiaire et pénétra dans la grande salle tapissée de coutil, ce qui la faisait ressembler à une vaste tente. Le plancher était frotté régulièrement afin que les pieds n’y glissent pas. En surplomb de l’espace central de la pièce qui était comme une arène remplie de combattants, des spectateurs, dont certains très élégamment vêtus, occupaient des banquettes. Le novice aurait été intrigué par le fait que chacun d’eux tenait devant lui un bâton pour se protéger d’un éventuel coup de canne donné par un combattant.
Fortuné en prit une assez légère accrochée au mur et serra la main de Lecour. Puis tous deux firent le salut, exécutèrent des arabesques avec leur canne et quelques petits sauts. Ils se mirent en garde et l’exercice commença.
Les cannes s’entrechoquaient. On entendait siffler celle de Lecour plus qu’on ne pouvait la suivre du regard.
Les deux hommes retenaient leurs coups. Ils ne portaient ni masque, ni gilet de protection. Quand l’un faisait mouche, l’autre criait « touché ». Lecour était tellement habile à parer les coups que Fortuné y allait sans crainte de le blesser.
Après plusieurs minutes, la fatigue aidant, les coups de Fortuné étaient moins retenus et à un moment sa canne frappa violemment les côtes de Lecour qui avait relâché un instant son attention.
À la fin de l’exercice, les deux hommes se serrèrent dans les bras l’un de l’autre comme c’était la coutume.
Ils abandonnèrent les cannes et enchaînèrent avec des mouvements de savate. Lecour virevoltait avec la grâce d’un danseur, ajustant et parant les coups avec ses pieds et ses poings ; Fortuné donnait une impression de force sûre d’elle-même, conservant son équilibre, repoussant la plupart des attaques du maître sans pour autant parvenir à l’atteindre par un coup de pied décisif.
Il quitta la salle rassuré, comme toujours. Si son esprit errait actuellement en pleine incertitude, il gardait la maîtrise de ses sens, aiguisait ses réflexes, développait la puissance de ses muscles.

– Pierre et François, je suis gêné de vous poser cette question, mais…
Fortuné occupait avec ses deux amis et Héloïse une table chez Frascati. Il hésitait à aborder le sujet qui le préoccupait :
– Tout d’abord, je dois vous dire que j’ai réfléchi aux moyens de contacter Théodore… Je n’en vois qu’un, qui n’a d’ailleurs que peu de chance d’aboutir. Il consisterait à essayer de lui faire passer par le commissaire un message lui disant que nous savons qu’il travaille pour la police…
Champoiseau sursauta :
– Quoi, que dites-vous !?
– Ce n’est qu’une hypothèse, Pierre, précisa Héloïse.
François, quant à lui, ne semblait pas surpris. Dans son monde imaginaire, Théodore était un héros capable de toutes les transformations.
– Et ?… demanda t-il en levant les yeux de l’assiette de Champoiseau, dans laquelle il découpait un morceau de poularde pour le vieil homme.
– Et, répondit Fortuné, je crois que Théo reviendrait vers nous afin de se justifier d’une manière ou d’une autre… Mais je ne suis pas sûr que le commissaire lui transmettrait le message.
– Cela vaut la peine d’essayer, dit Champoiseau.
– Oui, pourquoi pas… Et je pense qu’une autre piste pourrait aussi être exploitée par rapport à cette femme, poursuivit Fortuné… Je me demandais si, par hasard, vous…
Champoiseau et François se regardèrent d’un air amusé.
– Si vous…
François acheva la phrase :
– … Si nous connaîtrions des prostituées ?…
– C’est ça, admit Fortuné. Tout en sachant que cela m’étonnerait beaucoup que vous fréquentiez…
– Nous en connaissons, Fortuné, avoua Champoiseau.
– … !
– Même si les galeries de bois du Palais-Royal ont été détruites, les prostituées n’ont pas quitté le quartier pour autant, malgré tout ce qu’on raconte. Nous en voyons tous les jours. Dans le restaurant où François travaille, plusieurs ont leurs habitudes.
– Ah, je comprends, dit Fortuné. Mais de là à leur parler, je doute fort que…
– Détrompez-vous, l’interrompit le vieil homme. Cela fait plusieurs jours que nous avons demandé à quelques-unes si elles connaissaient une Raphaëlle qui officierait sur les boulevards ou à La Grande Licorne.
Héloïse et Fortuné dirent d’une même voix :
– Vous êtes incroyables !…
– Mais nous n’avons encore rien appris de sûr, poursuivit Champoiseau. Deux d’entre elles nous ont parlé d’une femme qui correspond à notre description et ont promis de se renseigner. Nous devons les revoir bientôt.
Le vieil homme regardait dans le vague, l’air triste.
– C’est plutôt une bonne nouvelle, Pierre, dit Héloïse. Mais elle ne semble pas vous réjouir…
– Vous avez raison. Je veux dire, c’est une bonne piste que nous n’allons pas lâcher. Mais, c’est vrai, je suis triste d’utiliser ce genre de moyen pour retrouver un homme dont le comportement m’est incompréhensible et qui reste un ami cher… surtout après ce que nous avons vécu ensemble en juillet.
Fortuné poussa un soupir :
– C’est aussi mon avis. Mais je garde espoir que certaines choses qui nous échappent aujourd’hui vont s’éclaircir rapidement…
– Le jour de l’exécution de Fieschi, enchaîna Héloïse, lorsque nous avons vu cette femme, Raphaëlle, j’ai aperçu un tatouage sous son oreille droite, de la forme d’un animal… Vous pouvez le dire aux personnes que vous interrogerez.
– C’est noté, répondit Champoiseau. Maintenant, Fortuné, à mon tour de vous poser une question. Vous avez évoqué hier l’idée que, la prochaine fois que Théodore referait surface, nous pourrions le faire suivre par quelqu’un qu’il ne connaît pas…
– C’était une idée en l’air. J’espère que si nous le revoyons, nous pourrons enfin avoir une discussion franche avec lui et qu’il nous dira où il habite.
– Vous êtes optimiste, dit François.
– Naïf serait plus approprié, renchérit Héloïse.
– Et surtout, continua son compagnon, je ne vois pas de personne fiable, habile et inconnue de lui qui accepterait une telle mission.
– Détrompez-vous, j’ai ce qu’il vous faut ! dit Champoiseau en frappant le sol de sa canne.
Héloïse et Fortuné le regardèrent sans comprendre.
– Ou plutôt, précisa le vieil homme, j’ai ceux qu’il vous faut !
– Que voulez-vous dire, Pierre ?
– Je me suis permis de parler de notre affaire à deux bons amis, plus alertes que moi. Une filature discrète est tout à fait dans leurs cordes.
François hocha la tête en signe d’approbation. Mais Héloïse et Fortuné étaient plus circonspects.
– Vous voulez dire que l’un ou l’autre pourrait suivre Théo dès qu’il réapparaîtrait ? demanda l’employé de Veritas.
– C’est tout à fait ce que je veux dire.
Le jeune couple resta silencieux.
– Ce sont d’anciens soldats, ajouta Champoiseau. Nous avons servi ensemble l’empereur. Ils s’appellent Chétif et Lebras.
Fortuné fronça les sourcils et prit une profonde inspiration :
– Pierre, vous devinez combien Théodore peut être méfiant. Il est très habile pour pister d’autres et doit donc être habile pour repérer quelqu’un qui s’intéresserait à lui de trop près.
– Ne vous inquiétez pas, mes deux amis sont des experts en ruse et en dissimulation. Ils pourraient nous en apprendre… Ils seraient capables de vider votre assiette avant que vous n’ayez eu le temps de dire ouf !
– Votre ami Lebras… il est comment physiquement ? questionna Fortuné.
– Comme tout le monde…
– Il n’est pas manchot ?
– Non, bien sûr ! Que croyez-vous ?
– Rien…
– Il fera l’affaire, ne vous inquiétez pas.
– Lebras, c’est son nom ou son surnom ?
– Son nom. Fortuné, êtes-vous sérieux ? Je m’appelle Champoiseau, vous vous appelez Petitcolin, il s’appelle Lebras. C’est la vie, on ne choisit pas son nom ! Je ne suis pas un champ rempli d’oiseaux, vous n’êtes pas un petit poisson…
– J’entends bien, Pierre… Et Chétif, il est comment ? Je veux dire…
Champoiseau leva les yeux au ciel. Héloïse éclata de rire.
Après un moment, le vieil homme reprit :
– Ils sont capables, très capables. Et s’ils peuvent rendre ce petit service, je crois que ce sera important pour eux. Ils ont pour ainsi dire une dette envers moi.
– Eh bien, Pierre, pourquoi pas… Il faut voir… Nous en reparlerons…
Fortuné était bien embêté. Il ne voyait pas comment faire comprendre à Champoiseau que mêler ses amis à la recherche de Théo n’était pas forcément une bonne chose. Héloïse l’avait bien compris, mais elle était touchée par l’attitude de leur vieux compagnon de route.
Champoiseau effleura le bras de Fortuné :
– Merci, vous ne regretterez pas d’avoir accepté ce petit coup de main. Mais il faut que je vous dise. Mes deux amis souffrent de légers maux. Oh, rien de grave, rien qui les empêche de…
Champoiseau cherchait comment terminer sa phrase, mais Fortuné ne l’écoutait déjà plus. Comment sortir de ce sac de nœuds sans vexer le vieil homme ? Allait-il falloir se fâcher avec lui ? Croyait-il vraiment que la recherche de Théo était un jeu auquel on pouvait convier n’importe qui ?
Fortuné ne voyait pas d’autre issue que de lui dire clairement qu’il ne devait pas espérer impliquer ses deux amis dans cette aventure.
Le jeune homme chercha ses mots… Mais il fut incapable d’articuler une parole lorsqu’il observa à nouveau celui dont le regard éteint errait sur la table sans trouver à se fixer. Il fut heureux qu’Héloïse prenne le relais :
– Vous pouvez compter sur nous, nous allons réfléchir à votre proposition.
Le visage de Champoiseau s’éclaira et, derrière ses lunettes aux verres épais, son regard chercha celui d’Héloïse.
– Dites-moi tout de même, Pierre, ajouta Fortuné, de quels maux souffrent-ils ?
Le vieil homme eut un sourire :
– Oh, rien de bien grave, vous le découvrirez vous-même. Je vous les présenterai un jour.

Le soir tard, ramassant le peu d’énergie qu’il lui restait, Fortuné prit un carnet et nota tous les éléments dont il avait connaissance concernant les deux disparus de La Grande Licorne. Il ne lâcherait pas l’affaire avant d’en savoir le fin mot. Il espérait seulement que la disparition de cette femme n’aurait pas de suites aussi funestes que celle qui s’était produite en juillet précédent.

(1) : Savate.